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La dernière vague
2 janvier 2013

x, Berlin

Le sang finit de s’écouler sur sa cuisse, puis plus rien, elle ferme les yeux un instant et s’endort. Le lendemain, le réveil est dur. Le morceau de verre fermement serré dans sa main la coupe, et cela la réveille brutalement. Elle regarde Terah, profondément endormi. Sa queue ondule légèrement et il finit par ouvrir un œil, puis l’autre, remarquant sa propriétaire si tôt éveillée. Elle se lève du vieux banc, sous le regard intéressé du seul passant de cet rue, un vieil ivrogne qui la fixe depuis son réveil. Elle se hâte de fermer sa veste décolorée par les ans, elle l’avait porté toute son adolescence et pourtant elle lui était encore trop grande. Entraînant Terah elle s’engouffre dans la ruelle la plus proche et aperçoit deux jeunes qu’elle connaît vaguement. Son pied heurte une cannette vide et les deux hommes, alertés par ce bruit, lèvent la tête. Elle s’approche un peu plus d’eux, elle sait qu’elle n’a rien à craindre, elle voit leur membres tremblants et leurs visages creusés aux orbites vides. Ils essayent d’articuler un vague salut mais les mots se mélangent dans leurs bouches, leurs visages n’arrivent plus à bouger et ils ressemblent à deux immondes pantins décharnés, elle entend alors un faible choc et voit la seringue tombée sur le bitume. La main tremblante de l’un d’eux essaye de l’attraper mais à chaque fois cette main le trahit, il pousse des grognements sourds comme si cela lui permettait de récupérer son corps. Elle la ramasse et la lui donne, attrapant ses doigts glacés et les repliant sur son précieux objet, puis elle sourit vaguement et s’en va. Pendant que Terah court joyeusement d’un bout à l’autre de la ruelle, il lui semble que les deux paires d’yeux vides continuent de la regarder. Mais elle ne se retourne pas et monte un peu plus haut la fermeture de sa veste pour que l’on ne voit pas ses cicatrices. Elle arrive finalement dans une grande rue piétonne qui est encore assez peu fréquentée à cette heure. Elle traverse rapidement, mais est apeurée par le bruit puissant d’un klaxon. Il ne lui est pourtant pas destiné, la voiture rouge arrive doucement à son niveau, apparemment le klaxon était censé interpeller une connaissance. Les phares ne sont pas allumés pourtant ils ressortent étrangement, ce doit être la couleur de la voiture qui fait cet effet. Elle les suit du regard jusqu’à ce que la voiture s’envole progressivement, passant au-dessus des immeubles grisâtres aux fenêtres si peu nombreuses. Puis le moteur rugit et le véhicule disparaît dans le ciel, acclamé par les aboiements enthousiastes de Terah. Elle continue sa route, tandis que le soleil monte de plus en plus haut dans le ciel. Tout en cheminant vers la station de métro, elle contemple les vitrines des magasins fermés. Alors qu’elle s’avance vers un magasin de prêt-à-porter, elle sent un regard lourd peser sur elle. Elle lève des yeux timides, et commence à bredouiller des excuses auprès du mannequin qui la toise, emmitouflé dans un épais manteau de fourrure.
« Ce n’est pas votre regard que je vous reproche ma chère, mais bien votre tenue. Où avez-vous trouvé ces haillons ? Cette couleur ne vous sied pas du tout. Vous ressemblez à une grande enfant avec vos cheveux plein la figure. Vous n’êtes guère élégante comme les gens que j’ai l’habitude de voir, alors ne traînez pas ici. »

Alors elle lance un regard noir à la femme, puis pour faire écho à sa remarque, elle décoiffe encore plus ses cheveux blonds, courts et déjà naturellement en bataille, et lui tire la langue avant de partir en courant le plus vite possible accompagnée de Terah, bondissant à côté. Il lui semble courir une éternité, parfois elle tourne sur elle-même en souriant bêtement, et puis elle pense qu’elle est idiote, c’est ça, elle doit être idiote, et quand ses pieds s’emmêlent et qu’elle tombe, elle rit et elle recommence à courir. Elle ne s’arrête qu’au beau milieu d’une ruelle, glisse contre le mur de béton, haletante, et s’assoit au milieu de la crasse pour reprendre son souffle. Les yeux fermés, elle entend une forte toux. Elle reste quelques minutes comme cela puis ouvre les yeux. Devant elle se trouve un vieillard un peu excentrique, habillé de toutes les couleurs, affalé sur le sol. Aucun des deux ne parle, il se contente de lui faire un grand sourire, et lui tend la bière qu’il était en train de siroter. Elle en boit une petite gorgée et la lui rend. Un grand silence s’installe alors. C’est comme si la ville s’était arrêté, comme si son corps ne fonctionnait plus, comme si la nuit était déjà tombée. Son regard vacille, elle a une soudaine envie de dormir, la chaleur l’envahit. Le vieux, la voyant ainsi, esquisse un sourire attendri, et puis son sourire pivote légèrement…la lune. Tout est noir maintenant, il n’y a plus de mur de béton mais un grand ciel. Le visage de l’homme est devenu un croissant de lune, brillant et doré, qui illumine la nuit. Terah s’est allongé sur le sol et bouge vaguement la tête. Le vieux se met à parler d’une voix profonde dans un langage qu’elle ne connaît pas mais qu’elle comprend parfaitement. Il l’apaise, la calme comme on bercerait un nourrisson. La voix l’enveloppe, la nuit l’engloutit et elle sombre dans un profond sommeil, ne sentant pas sa tête heurter le sol crasseux et dur.
Elle se réveille environ une heure plus tard, mais il lui semble avoir dormi des années. Aveuglée par la lumière vive du jour, elle met quelques minutes à pouvoir regarder le vieillard. Il est étendu par terre. Peu à peu, elle distingue ses traits. Il est bien différent de tout à l’heure, des rides sont venues creuser son doux visage qui est maintenant caché par des cheveux hirsutes. Elle plisse les yeux et remarque que ses vêtements ne sont absolument pas colorés, il porte une vieille veste élimée couverte de taches de bière, et un chapeau décoloré qui vient cacher ses yeux. Mais elle n’a pas besoin de voir ses yeux pour comprendre, l’homme semblait avoir au moins quatre-vingt ans, et le monde de la rue est impitoyable, non, ce n’est pas vraiment étonnant. Elle se lève précipitamment et quitte la ruelle d’un pas décidé, devancée par Terah, qui semble en pleine forme.
Elle atteint finalement la station de métro et descend précipitamment les marches. Arrivée sur le quai, le brouhaha incessant de la population qui s’accumule dans les rames s’arrête brutalement. Elle regarde autour d’elle, le temps s’est figé. Elle s’approche de l’homme d’affaire pressé interrompu dans sa course, observe ses yeux vitreux en agitant les mains devant sa tête. Aucune réaction. Un choc sourd se fait entendre, elle se retourne et voit Terah, courant autour d’une mallette tombée des mains d’une jeune femme statufiée, elle aussi. Il y a des crayons, des feutres, des bombes à graffiti et des petits pots de peinture répandus partout sur le sol, et elle s’en empare aussitôt. Elle colorie le sol crasseux du métro d’une multitude de couleurs, teint accidentellement une partie de ses cheveux en noir. Puis elle s’approche de la femme qui a laissé tomber sa mallette. Elle semble être son opposée parfaite, ses longs cheveux noirs sages tombant au-dessous de ses hanches, ses yeux noirs profonds regardant dans le vide. Alors elle prend un peu de peinture écarlate, et son pouce, comme guidé par une entité inconnue, vient se poser au milieu du front de la Femme Contraire. Il glisse doucement vers la pointe du nez, traçant une ligne rouge et tremblante, arrive sur la lèvre supérieure qui se colore instantanément, et finit sa course sur le bas de la bouche, qui s’accroche un instant à son pouce avant de revenir à sa place sans bruit. Et une goutte de peinture tombe au sol, puis elle entend un craquement sourd. Elle est éblouie par des yeux rouges sang qui la regardent, et a juste le temps de voir l’homme d’affaire se fissurer et s’effondrer pour laisser apparaître une ombre menaçante. Allongée sur le sol plein de peinture, elle essaye de récupérer une vision claire, mais elle sent une main froide qui se pose contre sa joue. Elle aperçoit vaguement un millier d’ombres aux yeux rouge sang qui l’observent, et ressent une douleur violente, cuisante : la main vient de s’abattre sur son visage. Alors elle panique, se lève en titubant, entend Terah aboyer, sent le sol vibrer sous ses jambes tremblantes. Un métro arrive, les portes s’ouvrent, elle s’engouffre dedans et les renferme aussitôt. La tête collée contre la vitre de la rame immobile, elle essaye de se calmer, et entrouvre les yeux. La Femme Contraire est là, contre la vitre elle aussi, faisant couler le trait de peinture rouge à force d’appuyer sa tête, ses yeux noirs sont embués de larmes. Elle sent son souffle d’ombre, regarde la buée sortir de sa jolie bouche rouge pour venir effacer son visage sur la vitre, bientôt la buée brouille son image, elle n’est plus qu’un trait rouge et deux points noirs pénétrants. Alors le métro démarre, et elle va s’asseoir sur un siège vide. Ils sont tous vides.
Terah semble aussi exténué, il s’allonge sur une banquette et s’endort aussi tôt. Elle regarde par la vitre du métro, elle ne voit que le noir…Un bruit assourdissant retentit, elle se baisse par réflexe et se recroqueville sous le siège, quelque chose vient de se casser. Elle reste comme ça longtemps, craignant d’être déjà morte, et lorsqu’elle ouvre les yeux, elle se rend compte qu’elle est bien loin de l’ombre. Le métro a défoncé les parois du tunnel et s’est envolé, elle sent l’air qui fait vibrer la rame. Par la vitre, elle aperçoit la ville sinistre, tandis que Terah saute joyeusement d’un siège à l’autre pour contempler le spectacle. De temps en temps, elle perd l’équilibre et il lui semble qu’elle va tomber, puis elle rouvre les yeux et se rend compte que le métro se stabilise. Puis elle remarque quelque chose en bas. Il y a des gens en bas. Ils vont voir ça. Ils vont voir le métro. Et ce n’est pas normal. Un métro ne vole pas. Elle touche sa joue. Elle est extrêmement froide. Un vent glacial souffle à l’intérieur même de la rame. Le froid s’empare de tout son corps et elle se dit qu’il faut retourner sinon elle ne s’en sortira pas. Elle sort de sa poche un petit couteau suisse, ouvre sa veste d’une main quasiment gelée, bleue et figée. Elle vise difficilement le haut de sa poitrine, esquisse un petit geste vif, sec et violent, qui déchire en un seul coup la peau déjà fragile. En un seul instant, le métro vacille, s’arrête et chute. Elle perçoit seulement un grondement lointain, et tout s’effondre.
« Bahnhof Zoo » dit la voix de femme. Elle est arrivée à la station, regarde un instant les gens du métro s’agiter et sortir précipitamment de la rame, avant de faire de même.
Elle s’avance vers l’arrêt de bus. Devant elle, un groupe de jeunes sont assis sur le sol bétonné et fument malgré leur jeune âge. La fumée s’envole doucement vers le ciel. Elle la suit des yeux…elle semble être emportée elle-même vers le ciel, ses pieds ne touchent plus le sol, et elle aperçoit quelque chose, il y a une fracture, oui juste là, il y a une fracture dans le ciel. Et puis le bus apparaît au coin de la rue, elle s’y engouffre avec Terah en détachant son regard de cet étrange présage. Elle s’assoit sur un siège à côté de la vitre, avec une drôle d’impression. Un sentiment différent de d’habitude. Là, elle n’arrive pas à distinguer si c’est son propre esprit qui l’emporte, il y a quelque chose d’autre. Quelque chose qu’elle n’arrêtera pas en se taillant la peau. Elle ne sent plus le poids des regards, où sont-ils ? Il y a quelque chose qui l’écrase pourtant. Elle tourne la tête, il y a une fille étrange qui la regarde d’un air intrigué. Elle n’arrive plus à distinguer les autres personnes, et la fille devient des yeux immenses qui la fixent, verts et empreints d’une certaine naïveté. Elle ouvre sa veste, observe ses cicatrices. Une fine fumée noire s’en échappe, émanant d’elle, ondulant au rythme des arrêts du bus. Elle essaye de boucher en vain les plaies, mais rien n’y fait, elle ne peut rien arrêter. La panique s’empare d’elle, elle halète et agite les mains au milieu des ombres qui s’échappent de sa poitrine, de ses bras, mais la fumée ne se dissipe pas. Elle pose sa tête épuisée contre le dossier. Une ombre s’échappe de sa bouche lorsqu’elle soupire. Ses membres deviennent de plus en plus légers. Le poids disparaît. Elle est vide, tout ce qui la compose flotte maintenant au-dessus d’elle, envahissant le bus d’ombre. Elle sent un arrêt, sa tête ballotte faiblement. Terah semble transparent maintenant, mais toujours aussi heureux. La fille descend du bus. Le regard disparaît. Et tout s’évapore.

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