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La dernière vague
13 janvier 2013

Night Drive

 

 

« T’as des regrets ?
-Non ».

Elle est prostrée sur le sol, le menton sur ses genoux, et regarde droit devant. En face d’elle, une poupée posée sur le sol. Elle se lève soudainement, me regarde et ne me dit rien malgré mon léger retard. Je bafouille quelques excuses, mais elle ne semble pas les entendre. Elle fouille dans son sac, sort un paquet d’allumettes, en craque une et l’agite devant mes yeux.

« Tu veux ? »

Je lève une main tremblante, mais me ravise finalement.

« C’est à toi de le faire. »

Elle ne me répond pas et s’est déjà retournée, comme si ma réponse était prévue. Elle sort une cigarette de sa poche, l’allume et tire en même temps qu’elle lance l’allumette vers la misérable petite poupée. Je me retourne vers la route pour ne pas la regarder brûler. Je sens sa main s’approcher de mon visage, me faire tirer une bouffée. Je m’étouffe un peu, la remercie d’un geste de tête, et m’assoit. Elle, elle fait les cent pas autour de la carcasse brûlée, de ce pas dansant dont elle a l’habitude. Mes yeux sont fixés sur le soleil couchant, et je ne vois que son ombre qui ondule. Puis elle se rapproche de moi, et se tient finalement là, devant, tout près. Alors je me lève en essayant de ne pas la bousculer, elle ne bouge pas. Et là, j’aperçois son regard perdu dans le vide, et je sais ce que je dois faire. Je me retourne doucement vers la vieille voiture qui a perdu sa couleur, mais qui miraculeusement parcourt encore des distances plutôt impressionnantes. Elle me suit, je sens son souffle derrière mon cou, puis s’en va pour prendre la place du conducteur. Installée à côté, je sors un vieux disque poussiéreux de mon sac, et un léger sourire se forme sur son visage lorsque retentit la première note, juste au moment où elle expire doucement la fumée. Je la regarde. Il y a comme un voile devant mes yeux.

La cigarette consumée, elle démarre, le moteur crachote un moment puis se met finalement en route. Elle fait le tour, passe à côté des restes carbonisés de la poupée, et accélère sur la grande route. Elle ne me regarde pas.

« On aura tout brûlé. »
Ses lèvres n’ont quasiment pas bougé. Je réponds, tout aussi bas :

« Oui. Tout s’est lentement consumé, comme prévu.
-C’est encore mieux. Tu le sais. »

La nuit tombe, je ne sais pas où elle veut aller. La route est déserte. Le temps semble s’être figé, les rues sont toutes les mêmes. Seul le mouvement de ses cheveux et le vent pénétrant par la fenêtre me ramènent à la réalité. Mais il y a cette musique, entraînante, entêtante, qui tourne en boucle dans l’autoradio. La voiture s’est arrêtée dans les flots, elle est rapidement engloutie. Je regarde l’eau entrer par les fenêtres, sans rien faire, l’eau est étrangement chaude, et en tournant la tête, on peut apercevoir vaguement le grand ciel noir au travers des vagues. Les étoiles, floutées par l’eau, dansent et se rassemblent toutes pour former une lueur fendant la nuit…
Un bruissement léger. D’une main, elle cherche son tabac dans son sac. Ses yeux ne se détachent pas de la route. Je tends ma main, attrape le paquet, roule rapidement une cigarette, puis la mets entre ses lèvres. Je craque difficilement une allumette, mes mains tremblent de froid. Elle a froid, aussi…Ses lèvres ne sont plus aussi rouges que tout à l’heure. Après avoir allumé sa cigarette, je saisis la veste restée sur la plage arrière, et la dépose sur ses épaules en essayant de ne pas gêner sa conduite.

« Prends-la pour toi. Je sais que t’as froid aussi. J’ai ma clope, ça va me réchauffer. »

Je ne fais rien, et lui laisse la veste. Elle ne proteste pas. J’ai froid. Puis soudain des mains rassurantes viennent m’entourer, elles sont toute chaudes et douces. Mais lorsque j’essaye de les attraper, elles s’envolent aussitôt. Je remarque dans le rétroviseur une silhouette étrange émaner du coffre, qui n’est pourtant pas ouvert. Elle l’a vue aussi.

« Et voilà, je l’avais dit…Tu sais bien qu’il ne faut pas. Regarde ce que ça fait. Espérons qu’elle ne nous empêche de rien. »

L’ombre est assise en tailleur sur le coffre, et se contente de scruter l’intérieur de la voiture de ses yeux vides. Je n’arrive pas à détacher mon regard. Finalement, elle prend sa cigarette dans sa main gauche, qui conduit, et pose deux doigts sur ma joue.

« Fais pas attention. C’est juste la nuit. »
Elle rabat doucement ma tête en direction de son visage. Le geste est étrange, doux. Mais elle ne me regarde pas. Je pourrai être n’importe qui cette nuit.

La voiture s’arrête, on sort toutes les deux. Devant nous, les ruines. De vieilles maisons détruites il y a bien longtemps par un incendie. On monte quelques marches qui crissent sous nos pieds, mais je n’ai pas peur qu’elles s’effondrent. On arrive dans une pièce quasiment intacte, comme préservée par le chaos ambiant. Elle s’assoit dans un coin tandis que je m’appuie contre un mur. Malgré le bon état de la pièce, tout semble déglingué, des vieux murs noircis par les ans aux vieux jouets décapités, en passant par le dessin épinglé sur le mur, troué de partout et roussi par les flammes. Assise en face, elle regarde dans le vide. Lorsqu’elle lève la tête, une présence pénètre discrètement dans la pièce. Une grande silhouette rougeâtre, transparente. Je m’approche du mur et arrache le dessin. La silhouette me regarde faire tout en descendant les escaliers pour prendre place sur la voiture.

« Je croyais que tout avait brûlé. »

Elle ne m’écoute pas. Sans un mot, elle se lève, marche vers moi, et lorsque mon dos heurte le mur, elle plaque son coude sous mon visage. Mes yeux sont fixés sur ses cheveux qui ondulent sous mon nez. Elle s’approche et je ne vois plus rien, je sens seulement sa respiration saccadé sur mon épaule. Mes bras ne peuvent pas soutenir ce poids-là.

On redémarre. Je roule une autre cigarette, la porte à ma bouche et l’allume.

« Tu ne fumes pas.
-Non. »

Je réponds en toussotant après la première bouffée. J’aperçois les deux ombres sur le coffre ; la rouge debout, l’autre assise comme tout à l’heure. Je suis fatiguée, elle aussi. J’ouvre un nouveau CD d’une main, et l’intervertit avec l’ancien. Soudain, les rues prennent vie. Je vois des connaissances échanger des regards avec nous, agiter leurs mains. Un sourire se forme sur mon visage, mais pas le même que d’habitude. D’immenses griffes sont venues tirer ma bouche vers le haut, mes yeux se plissent faussement et j’ai mal. J’ai l’impression qu’on va m’arracher ma bouche, que plus jamais un mot n’en sortira…C’est cela avec ces rues pleines de monde. Les mots vous sont arrachés avant même qu’ils ne soient prononcés. J’arrête rapidement l’autoradio, et ma bouche revient à sa place pendant que j’étouffe un soupir de soulagement. Sans avoir assisté à la scène, elle prononce doucement :

« Tu ne le supportes plus maintenant, hein ? »

Je ne réponds rien, et lui met ma cigarette à la bouche. Elle tire doucement. Dans la fumée qu’elle expire, il me semble lire des mots. Je sais ce qu’elle veut. Je n’ai plus peur. Je réponds, après un temps :

« Non. De toute façon, il n’en reste que des cendres. »

Elle sourit d’un air entendu. La voiture s’arrête. Je ne sais pas où on est. Tout est noir ici. J’ouvre la portière, et je sens une odeur particulière. Le sel. On est au bord de la mer. Je n’enlève même pas mes chaussures, et je m’approche de l’eau sans un mot, ce n’est plus moi que l’on ne regarde pas…Puis, sans signe avant-coureur, je m’effondre sur le sable. Je lève la tête sans me relever, puis une silhouette sort de l’eau. A sa vue, je m’assois et la fixe. Une autre ombre…Elle passe à côté de moi pendant que je me relève, et vient s’installer sur le toit de la voiture. Je continue à contempler la mer. Puis ses mains viennent m’entourer, elle me serre dans ses grands bras chauds sans un mot. Je me retourne, mais je ne vois pas son visage. Il est noyé dans l’obscurité. Je murmure :

« J’ai oublié. Ne t’inquiètes pas. J’ai oublié. »

Je sais que les paroles n’ont pas d’importance dans le noir. Elles ne trouvent pas d’endroit où se loger. Les mots se perdent, ou se déforment, perdus dans l’ombre. De toute manière, elle ne m’entend pas.

Une fois de retour dans la voiture, elle s’arrête et souffle un coup. Elle regarde sa montre et me dit que la nuit s’arrêtera bientôt. Sans la nuit, nous n’existons plus vraiment, toutes les deux. Je la regarde. Soudain, un bruit se fait entendre. Les ombres se mettent à taper sur le toit et le pare brise de la voiture, créant un brouhaha incessant. Elle, elle fume tranquillement sans un mot. Elle me souffle la fumée au visage. Et tandis que je respire son air, une autre ombre fait son apparition, collée à la vitre, tapotant de sa main noirâtre le carreau. Je suis incrédule.

« Qu’est-ce que tu fais ? Tu sais que tout, tout ça, enfin, ça en attire. »

Elle me regarde alors. Une autre ombre surgit derrière elle, sur la banquette. Elle me sourit d’un air apaisé :

« Tu sais qu’on ne peut les contrôler. Alors, maintenant que tout a brûlé, pourquoi finirions-nous froidement comme ça ?
-Je croyais que c’était ce que tu voulais. Tu sais qu’on ne peut pas vivre que toutes les deux.
-Je sais. Quelle douleur de se consumer lentement. Tu les as vus, tu te souviens comme on a ri lorsque l’on a su qu’ils étaient finis, lentement mais sûrement.
-Disparaître comme une nuée de cendres, c’est si triste. Pathétique.
-Ce n’est pas nous.
-Je comprends. Plutôt que de se consumer comme eux, nous, on va…
-On va exploser. »

Alors elle accélère brutalement, les ombres ont à peine le temps de se raccrocher à la voiture. Elle nous amène dans le grand bâtiment désert. On escalade les grilles, on monte tout en haut du bâtiment le plus proche. Essouflées, on s’arrête une minute en haut, puis on ramasse les bouts de bois tombés du vieux plafonds. On brise les vitres et les portes des grandes salles vides et lugubres, on entre. On renverse les tables, et chaque regard échangé engendre des ombres qui s’engouffrent par les fenêtres, par les fentes entre les morceaux de plancher, alors on les chasse en frappant dans le vide. Puis on redescend les escaliers, pour trouver une nouvelle pièce remplie de livres. Elle en récupère quelques uns, et chaque ouvrage qu’elle saisit libère une nouvelle ombre, tandis que je craque une allumette. Elle m’assure en un regard qu’elle a récupéré tout ce qu’elle voulait, puis je lance l’allumette qui déclenche immédiatement un grand feu. On écoute le crépitement des flammes quelques secondes avant de s’en aller, ses cheveux frôlent le feu déchaîné et elle étouffe un petit cri, avant d’enlever d’un geste rapide les mèches légèrement roussies. Puis on rit. Les ombres semblent émaner de nos corps mêmes, sortir de nos bouches sans douleur. On revient au milieu de la grande cour, savourant le vide qui y règne, ce vide, mon triomphe, notre triomphe. Le seul sentiment qui emplit cette cour est une haine féroce, un feu rageur qui a tout détruit et qui enflamme le peu qu’il reste. Elle prend ma main, elle la serre violemment comme pour me broyer moi aussi, puis elle me fait tourner avec elle. Et dans le vent qui souffle, j’entends des échos lointains, comme des restes d’eux, des restes de « moi » qui s’entremêlent, mais lorsque je tourne je les chasse, ils s’en vont loin et je peux m’abandonner à ce jeu enfantin. On tourne longtemps, et dans la nuit, on pourrait croire que nous ne formons qu’une seule créature étrange.
Nous retournons finalement à la voiture, à laquelle une cinquantaine d’ombres, voire une centaine, est accrochée. Elle me regarde en riant :

« Elles sont coriaces, mais on va les avoir ! »

Elle a l’air en pleine forme, les joues rosées et la bouche bien rouge. Pour moi, cette excursion fut plus éprouvante, les ombres m’ont épuisées sans même que je m’en aperçoive. Elle prend ma main et m’amène à la voiture, et elle prend la place du conducteur. Elle allume une cigarette, dont elle me souffle la fumée au visage de temps en temps. J’essaye de l’aspirer en vain, alors elle se rapproche. Ca la fait rire. Je crois que moi aussi. La cigarette terminée, elle prend le volant.

« Regarde le mur en face. Tu vas voir comment ces ombres vont s’écraser dessus ! »

Je la regarde en souriant, puis elle met un grand coup d’accélèrateur. Pendant que l’on fonce vers le mur, elle me crie avec une joie enfantine :

« La nuit n’est pas encore finie, on a le temps de faire plein de choses avant d’accomplir ce qui doit être fait ! On fait quoi après ? »

Le moment avant ma réponse me semble éternel. Je regarde les ombres affolées, je tourne la tête vers le paysage qui défile beaucoup trop vite pour que je puisse distinguer quelque chose. Je laisse mes yeux dériver vers le vide, vers ses yeux qui me fixent. Je distingue dans le noir profond de ses pupilles une flamme qui fait briller son regard. Elle n’aura pas disparu, cette flamme. Je ferme les yeux, les rouvre pour voir son air interrogatif, et je réponds finalement, d’une voix faible mais claire :

« Je suis un peu fatiguée. Je sais que tu verras les ombres s’écraser contre ce mur alors que toi tu seras à peine secouée par le choc. Mais tu sais bien que je suis plus faible que toi, pas vrai ? »
 
Je souris lorsque je lui pose cette question inutile. Elle le sait. Elle avait juste oublié.
Je crois que l’on touche le mur. Nos têtes ont un mouvement incontrôlé vers l’avant. Je crois que des bras chauds m’enserrent. Je crois pouvoir dire que ce sont les siens. Je ne sais pas si elle fait vraiment ça, ou si c’est juste une illusion. Je ne sais plus rien. Je crois que la nuit est tombée pour toujours. La nuit dans laquelle j’existe.

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