Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La dernière vague
9 mars 2015

Barbara

Je ne sais plus trop comment cela s’est exactement passé, mais je vais le raconter quand même, oui ça va, ça va, on se calme. J’étais dans une petite salle de concert à l’aspect plutôt miteux ; le son gras grésillait des énormes enceintes et je peinais à danser à cause du verre d’alcool quelconque dans ma main. Puis, au milieu de la foule perce un groupe restreint de personnes, plutôt jeunes, qui viennent vers moi, me parlent amicalement. Je remarque tout particulièrement la petite, devant : elle a l’air très jeune (trop jeune pour pouvoir entrer dans ce genre d’endroit, en tout cas) et sourit d’un air espiègle. Ce sourire alcoolisé est assez perturbant, vraiment. C’est un sourire d’une inquiétante étrangeté, à la fois familier, mais révélant une grande distance avec le monde actuel. Elle a les cheveux roux, courts, en bataille, collés par la sueur, et porte un large t-shirt blanc qui tombe, informe, sur son corps maigre, dévoilant une épaule osseuse. Ses fines cuisses sont moulées dans un short en jean d’enfant, trop court pour elle. Plongée dans un état de calme euphorie, elle regarde, sans gêne, les gens autour, avec un léger sourire en coin. Elle rit trop fort, la bouche grande ouverte, sa poitrine se soulève aux rythmes de ses profondes inspirations, révélant, au travers de son t-shirt humide de sueur et d’alcool, les formes d’un corps semi-érotique.

Elle s’appelle Barbara ; je rencontre sa sœur quelques jours plus tard. Longs cheveux bruns, petite bouche rose, deux enfants, une robe longue, etc.

Et puis Barbara est morte, sans que je la vois une seconde fois, sans rien dire à personne, juste comme ça. On l’a enterrée rapidement, je n’y suis pas allée, la vie a continué, le son de la salle de concert est toujours aussi sale, le videur toujours aussi mauvais, les gens continuent de danser, les oreilles continuent de vibrer contre les enceintes, et personne, personne ne remarque qu’il manque une petite Barbara en train de s’agiter frénétiquement au milieu de tout ça, personne ne se souvient de son pas sautillant qui la propulse au dessus de la masse visqueuse ; tous les souvenirs se sont déjà évaporés des cerveaux épuisés de cette foule nauséeuse. Moi, c’est sa sœur qui est venue me le dire, puis elle s’est retournée vers ses enfants sans un mot, soulevant le plus jeune des deux mains, le nichant dans ses grands bras. Elle a monté l’escalier de bois doucement pour le porter au lit, me laissant ici, bras ballants, sur le pas de la porte. Alors je suis restée, sans vraiment de raison, dans cette maison (personne ne m’y en a empêchée, à vrai dire). Je me suis assise sur le large fauteuil et je me suis assoupie plutôt rapidement.

Et là, il s’est passé quelque chose de vraiment dingue, enfin, je veux dire, c’était pas du tout un rêve, j’étais réveillée, je me suis pincée à plusieurs reprises, d’ailleurs. J’ai été réveillée par une sorte de courant d’air, et pourtant, même dans la confusion de ce réveil, il n’y avait clairement aucune ouverture qui aurait pu laisser passer le vent. J’ai entendu une vague mélodie, vraiment étrange, voire inquiétante, comme son sourire, et aussitôt elle était là, elle était dans le fauteuil en face, les jambes gracieusement croisées, prête à discuter. Dès que je l’ai aperçue, les violons et flûtes se sont arrêtés, et elle a laissé échapper un petit rire narquois face à ma surprise non contenue. En plus d’être là, elle était totalement métamorphosée, mais je savais que c’était elle, les cheveux très longs, roux, peau moins pâle que la dernière fois, voire même légèrement rosée, le teint frais sous un masque noir de corbeau, nue, plus âgée : Barbara. Je n’ai pas eu le temps de lui adresser une seule parole que sa sœur descendait déjà, sûrement alarmée par de légers bruits, et elle s’arrêta net dans l’escalier lorsqu’elle vit Barbara. Cette dernière se leva en rejetant ses cheveux en arrière, et marcha doucement vers l’escalier d’une démarche chaloupée, tandis que la musique reprenait. Elle tendit les bras vers sa sœur, levant vers elle son bec d’un noir étincelant, avec un grand sourire. Les violons s’accélèrent, la flûte s’énerve tout à coup, sa sœur paraît comme aspirée par cette étreinte et rejoint les bras de Barbara d’un mouvement lent, avant que ceux-ci ne se ferment langoureusement et qu’un dernier rire ne se fasse entendre.

Publicité
Publicité
Commentaires
La dernière vague
Publicité
Archives
Publicité